Mon père, Ma mère, Paris, 1985

Ma mère travaille à la galerie de Waddah, les clients l’adorent. L’un d’entre eux qui y passait souvent m’a confessé il y a peu (ne sachant pas qui était ma mère) qu’à l’époque il aimait s’y rendre car l’assistante de Waddah « avait de très belles jambes » et qu’il la courtisait même si elle n’avait jamais accepté ses avances.

Ma mère enchaîne les expositions dont elle ne retrouve plus aujourd’hui les affiches. Elle pensait les avoir gardées mais elle ne sait plus où. « Peut-être les aurais-je envoyées au Liban ? » se demande-t-elle à voix haute. Elle se souvient d’avoir travaillé sur les expositions du sculpteur égyptien Adam Henein et du peintre libanais Shafic Abboud.

Assistante galeriste, c’est idéal pour ma mère car ça ne s’arrête jamais, elle ne veut pas avoir le temps de penser à ses parents, à son pays, à cette guerre qui n’en finit plus et de pleurer.

Son travail la passionne même si elle ne supporte pas de voir les peintres venir mendier chez Waddah, vivre sans le sou, demander quelques francs pour déjeuner un misérable sandwich. Elle convainc mon père d’acheter quelques toiles, les plus petites, les moins chères, les non encadrées pour aider comme elle peut les artistes.

Il me semble fou d’avoir appris à seulement trente-deux ans que ma mère gérait une galerie alors que j’ai été photographe et dans ce milieu : le milieu des galeries, des foires d’art, de l’art contemporain. Un milieu imbuvable que l’écrivaine Lydie Salvayre a parfaitement décrit, un milieu « de gros cons, de gros cons confits en connerie, de gros cons d’une connerie insolente, de gros cons émerveillés d’eux-mêmes, […] de gros cons encore plus cons que ces cons de kangourous, de gros cons dont il fallait se tenir à distance ».

Ma mère n’a jamais songé à me dire qu’elle a travaillé dans une galerie, et après lui en avoir parlé j’ai mieux compris pourquoi.

« Je ne veux plus jamais de ma vie fréquenter ces gens » m’a-t-elle dit.

Je lui ai fait lire cet extrait de l’écrivaine Lydie Salvayre et elle m’a répondu : « C’est exactement ça ! Des gros cons. » Elle s’est ensuite rendue près de son lit où elle avait noté une citation de Frida Kahlo dans un carnet où depuis quarante ans elle écrit les phrases qu’elle aime. Sous ce carnet se trouve Le Guide d’interprétation des rêves. Dès qu’on lui raconte un cauchemar ou un rêve, elle ouvre ce livre et explique à son interlocuteur le comment du pourquoi de ses pensées nocturnes. Grâce à elle, j’ai découvert que rêver d’une personne qui meurt était bon signe, une chose positive arrivera le lendemain.

– Écoute, Sabyl ! « Tu n’as pas idée comme ces gens sont des putes. Ils me font vomir. Ils sont si foutrement intellectuels et si pourris que je ne les supporte plus. C’est vraiment trop pour mon caractère. J’aimerais mieux rester assise par terre à vendre des tortillas sur le marché de Toluca qu’avoir affaire à ces salopes artistiques de Paris. »

– Je ne savais pas que tu connaissais cette phrase, maman.

– Bien sûr que si je la connais ! C’est Waddah qui me l’avait fait lire. Tu peux remplacer les tortillas sur le marché de Toluca, par du na’na’ sur le marché de Tripoli et je pourrais dire la même chose que Frida.

Mon père, lui, je ne comprends pas ce qu’il fait durant ces années. Il reste vague. La vie de mes parents, c’est comme la guerre du Liban. Plus je m’y plonge, moins j’y comprends quelque chose. J’arrive à situer les protagonistes, quelques moments marquants me restent, puis, ensuite, je me perds. Trop de dates, d’événements, de trous, de silences, de contradictions. Je me demande si cela m’intéresse vraiment d’y comprendre quelque chose. Finalement, à quoi bon ? Qu’est-ce que cela m’apporterait de tout savoir, tout comprendre, tout analyser ? Rien, je crois fondamentalement que je n’y gagnerais rien, à la limite je perdrais mon temps.

Dans les albums de famille, sur une photo datée de 1985, je vois mon père vêtu d’un tablier de cuisine hacher le sikh de shawarma. Il y aurait eu un traiteur libanais, Exotica, dans le quinzième arrondissement de Paris. Il me dit qu’il avait besoin de gagner de l’argent, qu’il ne trouvait plus rien d’autre à faire. Les journaux libanais avaient arrêté de payer, il était moins appelé pour de la traduction, les temps étaient durs. Yala grandissait, elle leur coûtait de plus en plus cher. Voilà l’extrait d’un type de lettres qu’il recevait dans ces années-là : « Cher ami, en raison de la forte réduction de demande de parutions en arabe (deux demandes au lieu de six), il ne nous est pas possible de renouveler votre contrat pour l’année prochaine. »

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De l’époque où cette photo a été prise, j’ai découvert une série de livres pour les enfants intitulée « Raconte-moi » aux éditions Publisud qu’ils ont fondées avec son ami algérien Abdelkader Sid Ahmed. J’ai retrouvé la trace de cette maison d’édition : « Éditeur de littérature et de sciences humaines très axé vers les pays du Sud, les Éditions Publisud ont été fondées en 1981 et sont depuis l’origine dirigées par Abdelkader Sid Ahmed, professeur à l’université de la Sorbonne, Paris, France. L’objectif assigné à Publisud était de contribuer au dialogue nécessaire et fécond des cultures et des peuples au-delà des idéologies et des conflits dans l’esprit de l’universalité de la culture et ce à partir d’une meilleure connaissance des sociétés et des peuples de la planète. »

Je suis tombé par hasard sur l’un de ses livres. J’écrivais un papier pour un média libanais sur la librairie Le Tiers Mythe, une librairie spécialisée « Monde Arabe et Iran » située rue Cujas, dans le cinquième arrondissement de Paris. Le fondateur est un opposant iranien qui avait participé à la révolution de 1979 et que Khomeyni avait expulsé peu de temps après sa prise de pouvoir car jugé trop ouvert, trop libéral. Le Tiers Mythe est une librairie comme on n’en voit presque plus dans Paris. Les livres sont empilés les uns sur les autres, les livres d’occasion, plus nombreux que les nouveautés et l’on peut dénicher des ouvrages introuvables sur le monde arabe à des prix défiant toute concurrence.

Mon père, cet athée, ce communiste, né de parents maronites, ayant été éduqué chez les Jésuites (j’ai sur ma table de travail une photo de lui lors de sa première communion) avait donc dirigé une collection entière de livres sur l’Islam dont j’ai retrouvé l’ensemble des titres sur Amazon et eBay : Muhammad, tome 1 ; Muhammad, tome 2 ; Abou Bakr Assidiq ; Omar Ibn Al Khattab ; Othman Ibn Affan ; Ali Ibn Abi Taleb ; L’Émir Abdelkader ; Sidi Okba ; Abdelmoumen ; Khaled Ibn Al Walid, tome 1 ; Khaled Ibn Al Walid, tome 2 ; Hamza Ibn Al Muttalib ; Les Cinq Piliers de l’islam ; Taha Hussein ; Gibran Khalil Gibran ; La Bataille de Badr ; La Bataille d’Uhud ; Salaheddine Al Ayoubi.

Il ne m’en avait jamais parlé. Je lui ai montré l’un des livres de la collection dont les couvertures étaient très belles, composées de motifs persans et de dessins colorés, il a souri et détourné le regard.

 

Je ris en imaginant mon père éditer cet échange dans l’ouvrage Les Cinq Piliers de l’islam entre un père et un fils :

« Le père : Mon fils ! Tu commences à avoir l’âge de raison et je pense qu’il est temps que je t’enseigne les cinq piliers de l’islam. Ainsi, tu seras un bon musulman.

Le fils : Je brûle d’envie de tout apprendre sur ma religion, père. Je veux être un croyant sincère et respectueux des préceptes de l’islam. »

J’ai également retrouvé, Mes ancêtres les bougnoules, qu’il a coécrit avec l’un de ses amis, un ouvrage où ils ont rassemblé toutes les personnalités françaises venues d’ailleurs, « d’Abouchar à Zola, 4 000 notices biographiques de personnalités françaises d’origine étrangère » et qu’ils ont signé sous un autre nom. Mon père avait choisi comme pseudo César Garnier, César étant la translittération française de son prénom Kaïssar. Ont-ils changé leurs noms pour sonner plus français et que le livre soit plus entendu, plus crédible, plus lu ? Je n’ai jamais posé la question à mon père, surtout qu’il est le premier à insulter les Arabes qui francisent leurs noms. Grâce à lui, je connais les vraies identités de ces imposteurs du monde arabe à Paris, et avoir ça, c’est posséder une arme redoutable entre ses mains quand on côtoie ce milieu, c’est la possibilité de les mettre à nu en quelques mots.